Très vite traduit et commenté, Nietzsche a été considéré en France comme une référence essentielle, et ce statut prestigieux s’est encore accentué depuis les années 60. Pourtant, il n’a pas toujours été tenu pour un philosophe authentique, mais d’abord plutôt pour un « poète » ou un « visionnaire ». Le destin de son œuvre permet donc de poser une question rarement formulée : que faut-il pour doter d’un statut proprement philosophique un auteur en grande partie défini par opposition au philosophe légitime incarné par Kant ?
Pour comprendre comment Nietzsche est devenu un philosophe, il faut entreprendre une « généalogie » des interprétations s’appuyant sur une histoire sociale des interprètes. Car même si elle est toujours présentée comme le résultat de purs choix intellectuels, l’interprétation tend à exprimer les intérêts de l’interprète dans la forme transfigurée d’un langage savant. On verra ainsi Nietzsche, selon les points de vue qui sont loin de se distribuer au hasard, être rationaliste, mystique, métaphysicien, antimétaphysicien, de droite, droitiste, de gauche, voire « gauchiste », apolitique, etc. pour des lecteurs français, cet Allemand singulier n’aura jamais été un étranger.
L’histoire sociale des œuvres qui, faut-il le rappeler, ne doit rien à une intention secrète de « réduction » est seulement une façon conséquente d’envisager leur foncière historicité.