Les enchanteresses
C'est folie de croire au merveilleux, si l'on a tiré la leçon des mésaventures de Don Quichotte. Pourtant le goût du merveilleux a persévéré, pour le plaisir du spectacle. En s'alliant à la musique, en faisant appel aux fables anciennes et aux conventions du théâtre, la poésie a inventé un nouvel espace de fiction : l'opéra. Toutes les figures du désir et de l'égarement passionnel peuvent y être jouées et déjouées. Toutes les autorités aussi peuvent y être mises en péril. Les enchanteresses tiennent sous leur domination les héros qu'elles ont dévoyés. Mais leur triomphe ne dure pas. Elles sont les incarnations de l'art qui multiplie les plaisirs et qui sait aussi combien sa souveraineté est précaire.
C'est en écoutant les enchanteresses que Jean Starobinski va à la rencontre de quelques auditeurs à l'exigence inquiète : Rousseau, Stendhal, Hoffmann, Balzac, et Nietzsche. De ses lectures, l'auteur revient chargé de découvertes intellectuelles éclairantes. Et de quelques problèmes.
Le dix-neuvième siècle romantique a-t-il voulu retrouver une vision religieuse du monde que les Lumières du siècle précédent avaient cherché à supplanter ? L'air d'opéra, qui soulève tant de passions, apparaît bien comme le lieu des transferts du sacré à l'expérience la plus intime de soi, parfois aussi aux appartenances nationales. Or à la sacralisation de l'art correspond en retour une esthétisation du religieux, phénomène complexe qui ne cesse de se manifester sous nos yeux, avec des conséquences parfois inquiétantes. Les lecteurs sentiront que les enjeux esthétiques évoqués dans ce livre intéressent de près l'évolution des sociétés modernes « avancées ».