Une nuit de 1956, Agota Kristof alors âgée de 21 ans s’enfuit de Hongrie, un nourrisson dans les bras, comme deux cent mille de ses compatriotes. Elle écrit déjà – des poèmes – mais c’est sans importance. Trop sentimental, trop fleuri. Le convoi la dépose à Neuchâtel, où des agents recruteurs font le tri de la main-d’œuvre pour les usines d’horlogerie. Sa vie va ressembler désormais à celle de Sandor Lester, le personnage du récit Hier : monter dans le bus, pointer à la fabrique. Pour apprendre le français, elle s’impose de petits exercices d’imagination. « Le défi d’une analphabète », dit-elle. Et aussi : « C’est en devenant rien du tout qu’on peut devenir écrivain. » Sur ce sol laissé nu par le déracinement, la guerre et la pauvreté, jaillira trente ans plus tard, en 1986, l’histoire de deux enfants monstrueux d’intelligence, des jumeaux, hébergés par une terrible grand-mère. Toute la tragédie du XXème siècle contractée dans la dimension d’une fable. Le Grand cahier, miracle de noirceur et prodige d’énergie, installe immédiatement Agota Kristof sur le versant nord de la littérature, aux côtés de Thomas Bernhard et de Samuel Beckett. La « Trilogie de la petite ville de K. » lui vaut une célébrité mondiale. Mais il y a encore plus sombre, peut-être : le théâtre d’Agota Kristof. Réunies pour la première fois dans leur totalité, ces courtes pièces inquiétantes ou cocasses, désormais jouées sur les scènes du monde entier, nous font entrevoir comment « l’analphabète » a pris possession de notre langue.