Ce numéro explore un paradoxe inhérent à la notion de pauvreté : sa complexité analytique est en réalité étouffée par son omniprésence dans le débat public, et diluée par l’apparente banalité du phénomène. En s'intéressant successivement à des figures de la pauvreté et aux processus qui la produisent, les contributions rassemblées sous la direction de Nicolas Duvoux et de Jacques Rodriguez font apparaître comment la lutte contre la pauvreté, qui est affichée comme orientation politique explicite, tant par les gouvernements nationaux que par les institutions internationales, occulte l'hétérogénéité du phénomène et s’accommode de la reproduction, voire de l’augmentation des inégalités.
Parler des « pauvretés » c’est tenter de restituer la complexité du phénomène au-delà des représentations dominantes, qui assimilent souvent les pauvres aux « clients » de l’administration sociale, et au-delà, aussi, des hésitations du vocabulaire, dès lors que les notions de précarité, de marginalité ou de vulnérabilité – et les cadres théoriques sur lesquels elles sont adossées – rencontrent un succès grandissant dans le débat public. De fait, la pauvreté constitue à nouveau un enjeu majeur dans des sociétés comme les nôtres, marquées en particulier par une forte croissance des inégalités économiques et sociales. Plus exactement, son éclipse historique, sur laquelle les démocraties modernes ont fondé leurs espoirs puis leur légitimité, s’achève aujourd’hui avec l’avènement d’un nouveau capitalisme – entendu à la fois comme ensemble de croyances et comme système d’action – qui bouleverse non seulement les modes de production, mais encore les modes de protection.
Utiliser le pluriel et choisir d’explorer les multiples dimensions du phénomène, visibles et invisibles, permet de souligner que la pauvreté n’est pas seulement un défi pour les sciences sociales, qui peinent à en rendre compte, encore moins une catégorie dépassée, renvoyant à une réalité historique révolue. La première partie du numéro explore ainsi des figures de la pauvreté irréductibles aux cadres qui prétendent en rendre compte. Cette pluralité de figures n'est cependant pas une juxtaposition accidentelle. Si la diversité des figures de la pauvreté ne doit pas être écrasée par les cadres d'analyse utilisés pour la penser, elle est le produit de mécanismes qui contribuent à sa neutralisation. C’est l’objet de la seconde partie du numéro.
Numéro dirigé par Nicolas Duvoux et Jacques Rodriguez
Nicolas Duvoux et Jacques Rodriguez
La pauvreté insaisissable
FIGURES
Nicolas Roinsard
Les trois âges de la pauvreté postcoloniale
Claire-Sophie Roi
Vivre le manque en Picardie
Nicolas Duvoux
Les oubliées du rêve américain
Matthew Desmond
Liens jetables et pauvreté urbaine
Bruno Cousin
Les habitants des quartiers refondés face à l'injustice spatiale
Axelle Brodiez-Dolino
Figures de la pauvreté sous la IIIe République
PROCESSUS
Jacques Rodriguez et Jean-Michel Wachsberger
La neutralisation politique de la pauvreté
Serge Paugam
La perception de la pauvreté sous l'angle de la théorie de l'attachement
Didier Fassin
Une anthropologie politique et morale de la question sociale
Hélène Périvier
La pauvreté au prisme du genre
Michel Agier
Le maléfice de la race et le corps de l'indésirable