Loin d'être toujours en marge, simples emprunts à l'hellénisme, nudité et dénudation interviennent dans tous les domaines de la vie. Elles restent susceptibles aussi bien de porter atteinte à l’image sociale d’une personne que de constituer une façon particulière d’incarner des valeurs coutumières. Cette ambiguïté tient à la place de la nudité dans l’anthropologie politique des Romains et dans leur conception de la culture : condition brute du corps, elle signale l’état présocial, le degré zéro de la culture ; résultat de la dénudation, elle prend une valeur propre à son système culturel, et peut même être valorisée comme une forme supérieure d’habillement. Dans leurs contextes et au sein des interactions sociales qui les motivent et leur donnent sens, les divers types de nudité (militaire, politique, économique, juridique, mortuaire, ludique, érotique et iconographique) font ainsi partie du langage élémentaire de la vie publique et privée. Elles constituent un vocabulaire proprement romain.
La question de la nudité fait apparaître comment les Romains résolvent les contradictions internes de leur propre conception de l’humanité, tiraillée entre la brutalité nue des origines et les effets émollients du cultus, en recourant à des référents grecs. Plus qu’une « acculturation », ce phénomène révèle l’inclusion de l’hellénisme au sein de la romanité comme un espace d’altérité nécessaire à la construction de l’identité romaine, une altérité incluse. La question des nudités romaines, qui engage la façon dont Rome justifie et intègre ses propres changements culturels, pose à la fois un problème d’histoire et d’anthropologie.
Ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé des lettres classiques, Pierre Cordier est professeur d'histoire romaine à l'Université de Toulouse II - Le Mirail. Outre un ouvrage et de nombreux articles consacrés à l'historiographie grecque du monde romain, il a voué une série d'articles à la question des usages sociaux du corps à Rome.