En 1943, dans le tragique du temps, Valéry ouvre un nouveau cahier sous la seule autorité d’une date tracée d’une main nerveuse : 6.XI.43. On y retrouvera le kaléidoscope des éléments qui y trouvent lieu depuis l’origine ou presque : la grande découverte 1892, le que peut un homme ?, la question de l’attention, celle des analogies avec les données scientifiques, le souvenir de Mallarmé… La lecture se repérera aux plis d’une écriture, comme à l’habitude accentuée dans ses marges. Mais ce sont les circonstances, notées par quelques fragments d’éphémérides (la générale du Soulier de satin, tel film de Chaplin, tels dîner ou rencontre…), qui teintent l’écriture de tons sombres, révélant – en quelque sorte dans le filigrane – l’angoisse profonde et les tensions, psychologiques comme politiques, qui sous-tendent à présent l’écriture. Un thème, de plus, insiste à même la chair des mots : celui de la mort.
L’écriture du cahier est plus que jamais au plus vif de l’être, illustration profonde de ce que Valéry écrit au Révérend Père Rideau, en cette même année 1943 : Vivre me paraît être une suite d’approximations ou d’adaptations, une série dont la convergence est toujours douteuse. (Serge Bourjea)
On peut s’interroger sur l’évidence de la veine poétique de Valéry. L’acuité de sa pensée, en revanche, ne laisse aucun doute, et ses Cahiers dont la lucidité cruelle annonce le meilleur Cioran nous apparaissent aujourd’hui comme son œuvre majeure. Le Cahier 3 – 1943 était resté jusqu’ici inédit, peut-être pour ne pas réveiller le souvenir trouble d’un temps où Valéry prit des positions discutables. Après en avoir donné fin 2002 un bref avant-goût, nous en donnons aujourd’hui le texte intégral. En travaillant à partir du manuscrit et en respectant celui-ci dans son déroulement page à page, nous espérons restituer au mieux le travail d’une pensée sans cesse en mouvement.