Aux rebours de deux discours simplistes, l’un ancien saluant l'avènement de l’individu libéré des chaînes du collectif, l’autre plus récent et proliférant, déplorant le narcissisme de l’individu moderne oublieux des engagements envers autrui, ce numéro explore toute la richesse des relations entre le moi et ses expositions médiatiques. Centré sur l’époque contemporaine, il considère aussi des outils anciens, comme dès l’Antiquité la correspondance, au fond le premier média de mise en représentation de soi. Il réfute l’image de l’individu contemporain tout entier consacré à construire son petit royaume médiatique, à collecter les regards et les likes d’autrui. Des enseignants, par exemple, essaient de construire un discours sur les enjeux collectifs de leur métier dans des blogs personnels. Des rappeurs parlent de la construction de leur moi contre les clichés du genre. Des témoins médiatiques des attentats cherchent à articuler le traumatisme personnel et collectif. Des archivistes du web découvrent la richesse des moi numériques au moment où il s’agit de les conserver. Même le selfie se révèle un genre actif et social, pour qui sait bien l’interpréter. Le procès en narcissisme, qui a commencé il y a trente ans aux Etats-Unis, voile aussi une douleur qui réclame attention plus que condamnation ; il sert aussi à stigmatiser les nouvelles identités post-nationales, les nouvelles luttes antiracistes et féministes, en idéalisant ainsi une communauté nationale dont, pourtant, on a longtemps réclamé le dépassement.
Alors, vive Narcisse ? Sans doute pas. Ce dossier se propose simplement d’explorer les enjeux d’une transformation complexe, initiée bien avant l’avènement de ce qu’on appelle l’ego numericus.
Numéro coordonné par Anne-Claude Ambroise-Rendu, Jérôme Bourdon et Cécile Méadel