Cette étude concerne un langage de la procession et de la création trop longtemps oublié dans le contexte de la réception du néoplatonisme, de l'aristotélisme et de leurs commentateurs arabes au XIIIe siècle chez les Latins: celui du concept de fluxus, que l'on peut traduire littéralement par écoulement, chez Albert le Grand (1200-1280). Dans le Tractatus de fluxu causatorum a causa prima et causarum ordine, traité issu du Commentaire du Liber de Causis (le De causis et processu universitatis a prima causa) Albert cherche à concilier deux modes de création du monde a priori inconciliables: l'un, néoplatonicien fait appel à la notion de procession ou d'émanation l’autre, chrétien, fait appel à la creatio ex nihilo. Dans le premier cas, le monde serait conçu comme un simple prolongement du Principe duquel il émane: il n’y aurait aucune distinction de nature entre le Premier Principe et le Monde, tout au plus une graduation du seul et unique être. Dans le second cas, le monde serait radicalement et ontologiquement séparé de son Créateur puisque créé à partir de rien: il y aurait ainsi un fossé ontologique irrémédiable entre la Création et son Créateur. Tout l’enjeu du concept albertinien de fluxus résidera en une tentative de réconciliation entre ces deux conceptions de la création: le flux est une synthèse originale entre procession néoplatonicienne et création chrétienne cherchant à dépasser les antagonismes de ces deux conceptions.
Eminemment spéculatif et métaphysique, le traité du flux d’Albert le Grand n’en demeure pas moins un traité polémique incarné dans des controverses contemporaines au Doctor Universalis. En ligne de mire: les panthéismes matérialistes et formalistes de David de Dinant et d’Amaury de Bène, ainsi que ses disciples qu’Albert croit voir dans le mouvement du Libre Esprit, enfin l’averroïsme latin enseigné par les Maîtres artiens de l’Université de Paris.
Sébastien Milazzo, docteur en philosophie et en théologie, enseigne à l’université de Lorraine. Chercheur associé au Centre Ecritures (EA 3949) de Metz, il participe également aux travaux du Laboratoire d’Etudes sur les Monothéismes (CNRS-UMR 8584). Ses travaux se concentrent essentiellement sur Albert le Grand, sa réception du néoplatonisme grec, arabe et ses sources patristiques ainsi que la genèse de la mystique rhénane.