Pierre le Vénérable, abbé de Cluny de 1122 à sa mort en 1156, fait partie des grandes figures du Moyen Âge central ; symbole de la puissance d'un ordre pourtant sur le déclin, cet homme dont il se dit qu'il pouvait se rendre de Cluny, au Sud de la Bourgogne, à Paris sans jamais quitter les terres de son abbaye compta alors par son influence dans la vie politique du royaume de France, mais aussi dans la vie de l'Eglise, aussi bien locale qu'européenne. Mais s’il reste connu aujourd’hui, c’est surtout pour son œuvre littéraire, particulièrement importante et dans l’histoire de Cluny et dans celle du XIIe siècle : sa correspondance fait, au même titre que celle de Bernard de Clairvaux, figure de modèle pour ses contemporains, et ses grands traités d’apologétique, adressés aux fidèles de l’hérétique Pierre de Bruys, aux Juifs puis aux musulmans sont un projet très original, qui a particulièrement retenu l’attention des historiens : figure d’une certaine forme de tolérance, l’abbé de Cluny s’attache toujours à ne s’appuyer que sur des arguments recevables par ses destinataires (et n’utilise donc pas, par exemple, le Nouveau Testament dans son traité aux Juifs) ; et, d’autre part, il s’attache à utiliser des sources de première main, fait dont témoigne la traduction latine du Coran qu’il fait réaliser en Espagne dans les années 1140.
Depuis les années 1960, l’ensemble de l’œuvre de Pierre le Vénérable a fait l’objet, par étapes, d’éditions critiques, et cette édition de son œuvre poétique vient clore cette série. La poésie de Pierre le Vénérable est une production disparate, étalée sans doute sur plus de quarante ans, qui retient l’attention, en plus de sa valeur poétique propre, pour le témoignage qu’elle apporte sur la poésie au XIIe siècle : à l’exact opposé de Bernard de Clairvaux, Pierre le Vénérable défend fermement la culture de la poésie, allant jusqu’à prendre, en presque cinq cent vers, la défense de son secrétaire, à qui l’on avait reproché d’écrire — en vers — le panégyrique de son abbé : il s’agit là d’une entreprise, unique au Moyen Âge, de justification à la fois de l’art de l’éloge, hérité de l’Antiquité, et de la poésie, et c’est à ce titre que l’ouvrage a particulièrement retenu l’attention, en son temps, d’Ernst Robert Curtius.
En outre, Pierre le Vénérable, en plus de pratiquer lui-même la composition poétique, s’est attaché à en favoriser les auteurs : c’est ainsi que s’explique, par exemple, sa sympathie pour un moine toulousain inconnu par ailleurs, mais destinataire de sa seule lettre en vers ; mais c’est aussi ainsi que s’explique le fait que Pierre le Vénérable ait fait venir à Cluny tant celui qui va devenir son secrétaire, Pierre de Poitiers, jeune clunisien aquitain doué pour les vers, que, probablement, Raoul Tortaire, un moine de Fleury, poète particulièrement prolifique et qui semble avoir fini sa vie à Cluny. Comment, en se fondant sur ces arguments, ne pas voir dans l’accueil réservé à Abélard après le concile de Sens une sympathie pour l’un des hommes les plus brillants de sa génération, mais aussi une certaine communauté d’esprit avec celui qui est l’auteur d’un cycle d’hymnes complets pour l’abbaye du Paraclet ? S’il est excessif, sans doute, de parler de « cercle poétique clunisien », il demeure que, durant une trentaine d’années, sous l’action consciente de Pierre le Vénérable, Cluny s’illustre exceptionnellement dans le domaine de la poésie.
Cette édition, la première édition critique des œuvres poétiques de Pierre le Vénérable et la première édition complète originale depuis le début du XVIIe siècle, établit entièrement le texte d’après l’ensemble des manuscrits aujourd’hui connus, comblant ainsi une lacune dans la documentation de Pierre le Vénérable et de la poésie du XIIe siècle. La traduction française qui fait face au texte original latin est la première traduction intégrale dans une langue vernaculaire.
Franz Dolveck est archiviste paléographe et agrégé de l’Université. Spécialiste de poésie latine, de l’Antiquité à la Renaissance, il termine une thèse de doctorat consacrée à l’édition critique de l’œuvre poétique de Paulin de Nole († 431).