Depuis son séjour à Uji, il n'avait jamais vu cette personne d'aussi près, et comme le jour avait fini par se lever et que le ciel était dégagé, il eut tout loisir de l'observer. Il y avait sur le pourtour de ses lèvres des traces de barbe qu'il ne s'attendait pas à trouver... Mais qu'est-ce à dire ? Qui est ce personnage ? Et où a pu disparaître la personne que je fréquentais ? Plus il se posait ces questions, moins il comprenait la situation.
Nous sommes au Japon, à la fin du XIIe siècle. Un auteur anonyme (homme ou femme, nul ne le sait) s'amuse à opérer de mystérieuses transformations... Non content(e) de rire de la littérature romanesque en vogue à la cour impériale, l'auteur(e) se joue de la notion de genre en travestissant son héroïne en héros, en transformant un frère en sœur, et en forçant le lecteur à s'interroger sur la place de l'homme et de la femme dans une société bien peu disposée à aborder cette question. Son arme est l'humour, manié sous toutes ses formes, et parfois jusqu'au burlesque. C'est parce que la farce a semblé à différentes générations déplacée, absurde ou obscène, que ce récit a été relégué pendant des siècles au rang des œuvres mineures, avant d'être pleinement redécouvert au cours du XXe siècle, et apprécié à sa juste valeur.
Le début du Xe siècle a vu apparaître au Japon des fictions écrites pour le plaisir de distraire les lecteurs, le plus souvent par des dames de cour. On les appelle monogatari, ce qui signifie littéralement « ce que l'on raconte ». De nombreux écrits de l’époque, notes ou mémoires, nous donnent à penser que cette littérature romanesque s’est développée de manière prodigieuse, bien que la plupart des œuvres aient été perdues. Il nous reste cependant le modèle du genre, écrit aux environs de l’an 1000 par Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji, que l’on tient pour un des premiers chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Remarquable par son style, sa composition et sa finesse psychologique, autant que par sa peinture de la vie de cour et la qualité des poèmes qui émaillent ses cinquante-quatre chapitres, cette œuvre est le reflet d’un monde raffiné qui considérait la sensibilité esthétique comme la plus haute vertu sociale. Jusqu’à l’établissement au Japon d’un régime militaire (1185), des dizaines de récits ont raconté les aventures galantes de séducteurs qui ressemblaient beaucoup au « radieux » héros de Murasaki Shikibu. Sin on les échangeait, un des rares monogatari qui soient parvenus jusqu’à nous, ne fait pas exception à la règle, si ce n’est qu’à la fin du XIIe siècle les auteurs de littérature romanesque, tout en reconnaissant l’immense dette qu’ils avaient envers leur modèle, commençaient à se dire que l’inspiration avait besoin d’être renouvelée, au risque de choquer un peu…