Il partit, le pousse-pousse vide derrière lui. Après avoir parcouru quelques mètres, il se retourna vers elle. Il allait vers l'est. Elle allait vers le sud. Sous le clair de lune, elle marchait abattue, seule dans la rue principale avec le frémissement des saules et le bruit sans force de ses socques de bois.
Les cinq nouvelles de ce recueil ont toutes l'éclat de la lune, symbole par excellence de la mélancolie au Japon. Il y est question de la précarité des êtres, des situations et des sentiments dans les quartiers pauvres de Tôkyô à l'aube du XXe siècle. L'œuvre de la romancière est cependant d'une telle intensité que l'émotion remonte à contre-courant de la tristesse, dans le sens de la vie.
Higuchi Ichiyô (1872-1896) a vingt-trois ans quand elle écrit La Treizième Nuit. Elle ne sait pas encore qu'après des années de labeur et d'indigence, elle va mourir de la tuberculose l’année suivante, au sommet d’une gloire jamais démentie depuis lors. Formée à la poésie dès l’enfance, elle possède un sens aigu de la phrase et de l’allusion. Contrainte après la mort de son père de faire vivre sa mère et sa sœur, elle effectue de menus travaux dans les quartiers pauvres de Tôkyô parallèlement à ses activités solitaires d’écriture. Elle rédige alors un journal intime qui est lui aussi tenu pour un modèle du genre. À la fin de sa courte vie, elle a la chance d’être reconnue par les plus grands. Observatrice hors pair des réalités sombres et des injustices de son temps, styliste au talent exceptionnel, elle a laissé une quinzaine de nouvelles de la fulgurance intemporelle ne cesse d’étonner et d’émouvoir. Son portrait figure aujourd’hui sur les billets de la Banque du Japon pour représenter la création littéraire nationale ; c’est dire l’aura persistante de cette jeune romancière, l’un des grands « classiques » de la littérature japonaise moderne.