Après l'exploration des figures kierkegaardiennes de la paternité (dans un précédent ouvrage publié aux Éditions du Cerf en 1999), se poursuit ici notre enquête sur le vaste réseau de correspondances qui relient, chez le penseur de l'existence, la doctrine et la vie. Face à l'écrasante présence paternelle, un énigmatique silence entoure, dans tous ses écrits, la figure de la mère. L'énigme est d'autant plus troublante qu'il dépeint d'ordinaire le christianisme comme une religion exclusive du Père, dont se trouve rejetée toute symbolique féminine. Bannie du religieux, la femme est cependant loin d'être absente du texte de Kierkegaard. Tout se passe au contraire comme si elle y tenait, à travers le drame de la rupture des fiançailles, un rôle primordial, comme si, entièrement issue de ce drame, l'œuvre s'édifiait à la fois depuis un certain rapport au féminin (production esthétique) et contre lui (production religieuse). Ainsi se dessinent deux séries de scènes qui s'opposent comme l'esthétique et le religieux : d'un côté, scènes du désir, où le héros espère être admis dans l'intimité du féminin, une fois écarté le rival paternel ; de l'autre, scènes du renoncement, où il consent au contraire à s'effacer devant ce rival. Par là s'éclairent plusieurs des concepts clés de la pensée du Danois – la répétition, la rupture avec l'immanence, le message indirect, la pseudonymie... mais aussi le sens profond de sa polémique ultime avec l'Église : son refus de plus en plus marqué de l'adoucissement que le féminin peut apporter à la rigueur de l'idéal, sa dénonciation d'un christianisme qui, oublieux de sa vérité ou virilité initiale, apparaît de plus en plus efféminé, de plus en plus trahi par la scandaleuse connivence du prêtre et de la (sage) femme. Par là se laissent également mieux reconnaître les obscurs enjeux du Tremblement de terre, le fameux drame du père qui, aperçu dans sa secrète déchéance, se révèle à son tour hanté par l'obsédante figure du féminin.