La pitié apparaît au premier abord comme dangereuse et irrationnelle et c'est pourquoi toute morale rationnelle semble devoir ou refuser totalement un tel sentiment, ou le cantonner dans une fonction secondaire. Cependant, un homme incapable de pitié, ou s'interdisant toute pitié, paraîtrait aussi dépourvu de toute humanité. Tel est le paradoxe propre à la pitié qui nous met en question, parce que cette pitié n'est ni un simple aspect de notre vie subjective, ni un simple instinct naturel, mais est au contraire ce qui s'annonce comme une dimension fondamentale de notre existence : elle est le lieu où nous pouvons nous perdre en fuyant ce qu'il y a d'insupportable en l'autre, à savoir sa souffrance, et cela soit par refus de la pitié, soit par une pitié méprisante et condescendante, soit par une pitié générale du genre humain qui demeure indifférente à celui qui nous fait face. Néanmoins, au-delà de toutes les formes possibles de pitiés malveillantes, la vraie pitié s'annonce comme le lieu unique où nous pouvons nous ouvrir à ce que nous devons être, dans la pudeur d'une écoute patiente d'autrui qui le laisse être avant de vouloir le comprendre. Il ne s'agit pas d'écrire une histoire de la pitié, mais de dévoiler la seule vraie pitié comme unique accès possible à autrui et comme unique origine d'une véritable communauté humaine : elle est une intelligence de l'amour qui seule respecte la parole propre d'autrui et qui seule permet de vivre ensemble. Qui n'écoute pas l'insupportable souffrance d'autrui ne voit ni autrui ni lui-même et demeure un homme seul livré au monde. Au contraire, celui qui s'ouvre à la singularité inappropriable d'autrui, avant tout jugement, peut comprendre quel est " son " devoir, sa tâche insubstituable dans la réalisation de la justice. -- There is always something unbearable about pity yet a man without pity would be almost inhuman. This paradox reveals the necessity to examine the essence of pity, in order to distinguish fake pity - dangerous and disdainful - from that which comprises our humanity. Recognition of authentic pity, which respects others in their irreplaceable singularity and provides us with the intelligence of what we must do for them, allows us to free ourselves from both moralism and from an abstract rational morality, in order to envisage a tangible ethic in which the human community is above all one of suffering and joy.