Ces pages visent à comprendre et à présenter la pensée de Derrida comme une œuvre de pensée. La moindre connaissance de quelques écrits du philosophe permet de saisir dans cette déclaration d'intention de lecture de Derrida l'écho de l'intention même de la lecture des textes les plus disparates du panorama philosophico-littéraire que Derrida conduit avec une admirable patience. Lire une pensée comme une pensée à l'œuvre, c'est l'interroger dans son excès sur la signification de son vouloir-dire, dans son excès sur ce qu'elle affirme vouloir dire. L'écrit en tant que tel, et en particulier l'écrit philosophique, possède une dynamique propre, qui diffère de l'intention de celui qui écrit, de l'intention qui vit de l'espoir de pouvoir se présenter sans équivoque, de manière claire et compréhensible par tous et toujours. Nécessairement située dans l'espace qui sépare l'écrit de ce qui n'est pas écrit, toute tentative d'une expression nouvelle est en effet liée à la nécessité d'investir et de revêtir des formes anciennes pour présenter ce qui est inédit ; elle est liée (ce qui veut dire aussi qu'elle en est prisonnière) à la nécessité de l'impossible création. Comprendre une pensée comme une œuvre, c'est savoir que ce qu'il y a en elle de plus intéressant n'est pas toujours l'hypothèse dont elle part, la manière dont elle procède et les conclusions sur lesquelles elle débouche ; c'est savoir qu'à côté des thèses et des contradictions, il y a aussi des présupposés, des accents, des digressions, des suspens, des lacunes, des non-dits, des choix et des sympathies, des espoirs et des tensions. La pensée n'est à l'œuvre que parce que, se développant dans le contexte de ses conditions de possibilité, elle travaille avec elles dans un effort patient et continu de négociation et de réflexion, que l'on pourrait précisément appeler réflexion. L'œuvre d'un penseur est sa pensée à l'œuvre et une pensée est à l'œuvre même quand elle ne peut pas dire ce qu'elle voudrait dire, quand elle dit ce qu'elle ne voudrait pas dire, quand elle essaie de dire ce qu'elle ne parvient pas à dire, quand elle redit ce qu'elle vient apparemment de dire, et enfin quand elle nomme ce qui ne peut avoir de nom.