" Je gagnai, je perdis ( ... ) je jetai / tout dans la main de personne ", dit un poème de " Sprachgitter ". C'est peut-être le geste fondamental de la poésie de Celan. " Personne " est l'Interlocuteur, le destinataire. C'est un écrit d'Ossip Mandelstam, " De l'Interlocuteur ", qui inspire à Celan l'essentiel de sa réflexion poétologique. Ce texte fait la théorie de la relation dialogique, celle du poète avec son lecteur à venir, qui peut être aussi un poète à venir. À partir du motif de l'adresse du poème à " personne ", Celan durcit les positions de Mandelstam. L'acte de confier une bouteille à la mer, don passant d'une main d'homme à l'autre, comme un mot de passe, un schibboleth, n'est pas un échange de contenus, mais un " Geschick " : envoi de destin. Aussi la métaphore " du serrement de mains " vient-elle remplacer celle du " dialogue ". Pour Celan, sa relation à Mandelstam est l'" exemplum " de la relation dialogique. Il s'identifie au poète russe, représentant de la génération des " poètes gaspillés ". Mandelstam lui enseigne le sens tragique de l'histoire, et aussi le primat de la dimension existentielle et éthique de l'écriture, au-delà de tout formalisme. Dans cette relation, le " destin " intervient en trois temps, ou à trois niveaux distincts. À partir de la " direction ", Celan–l'Interlocuteur déchiffre le vivre–écrire de Mandelstam comme un destin. Puis il tire la leçon : Mandelstam lui enseigne ce qu'est écrire, quand l'écriture doit produire son propre destin. Enfin, dans certains poèmes de " La Rose de personne ", l'identification à Mandelstam induit les plus curieux effets autoprophétiques. Le présent commentaire met en relation les poèmes du livre dédié à Mandelstam avec les proses théoriques de Celan, dont certaines, jusque-là inédites en français, sont données à lire.