Nous avons pris l'habitude universitaire d'appeler " philosophie " la lecture patiente et scrupuleuse d'un certain nombre de textes canoniques. Le philosophe authentique, c'est l'autre, celui qui a écrit. Nous jouons seulement les seconds rôles. Pourquoi serait-il interdit de revenir sur l'acte initiateur, sur l'acte ambitieux qui produit des questions et formule des réponses ? Car il a bien fallu que les phrases ou les pensées qui sollicitent notre commentaire aient été imaginées, conçues, écrites, transformées en propositions " philosophiques ". Arrive toujours un moment où le philosophe se trouve confronté à sa vocation poétique. Le voilà écrivain. Son outil, c'est la raison. À elle, tout le propos est soumis. Elle justifie les thèses respectables. " La Raison philosophique " tâche de retrouver les voies par lesquelles passe la pensée soucieuse du sens quand elle travaille à transformer la langue usuelle en parole " philosophique ". Elle est constamment attentive à saisir comment la philosophie se construit au sein de son écriture au lieu de simplement se lire. Elle prend en compte obstinément l'intimité de cet effort : que devient la pensée quand elle cherche à découvrir plutôt qu'à reconnaître ? Aucun philosophe ne s'étonnerait s'il n'attendait un sens qui lui fait d'abord terriblement défaut. L'ambition principale et fondatrice, le faire de la philosophie ne consistent donc pas à produire des citations à la disposition des futurs commentateurs, mais à trouver comment il pourrait y avoir du sens dans un univers que personne au fond n'a souhaité comme il est. Ce sens, chaque philosophe croit pouvoir le produire avec l'aide de la seule raison. Et si la raison s'épuise, ce qui arrive sous nos yeux, il faudra bien que la philosophie trouve une autre parole, un autre système de normes, ne serait-ce que pour apprendre à disparaître du champs culturel.