Juriste, sociologue, historien, mais surtout penseur original et brillant essayiste passionné par la question du langage, Eugen Rosenstock-Huessy (1888-1973) fut l'un des plus proches amis de Franz Rosenzweig (1886-1929). Durant l'été de 1913, il jouait un rôle décisif dans la conversion de l'auteur de " L'Étoile de la Rédemption ", l'obligeant à passer de " la foi selon la philosophie ", à la " foi fondée sur la révélation ", ce dernier terme étant lui-même tenu pour synonyme d'orientation. À partir de là les vies des deux auteurs, l'un chrétien, l'autre juif, ne cesseront d'être intimement liées, comme le montre leur correspondance de 1916, année où l'un et l'autre étaient combattants sur le front. La sélection de trois textes, tous écrits au cours des années 50, voudrait donner au lecteur français un aperçu du " dialogisme existentiel " et de la " doctrine du langage " élaborée par Rosenstock entre 1916 et 1924, en dialogue constant avec Martin Buber et Franz Rosenzweig. Le premier texte soutient que les nominatifs de la connaissance reposent sur les vocatifs de la reconnaissance. Sous la forme d'un pastiche littéraire – une lettre apocryphe d'Héraclite d'Éphèse à Parménide d'Élée – qui vise en réalité la conception heideggérienne du langage, le deuxième texte est un plaidoyer pour la pluralité irréductible qu'implique le vocatif de la reconnaissance des noms. Le troisième texte dégage quelques implications philosophiques de cette conception du langage, en imprimant une tournure singulière à la question : À qui sont destinées nos pensées ? Le langage, tel que le comprend Rosenstock, " n'aime que celui qui désire l'impossible ", mais pour lui aussi " tout parler exige des sacrifices ; c'est une entreprise périlleuse et risquée. " Comme le montre la postface du traducteur, à sa manière surprenante et paradoxale, la pensée de Rosenstock fait signe vers les interrogations des philosophes contemporains sur la nomination, la donation et la destination.