A Visegrad, c’est sur le pont reliant les deux rives de la Drina – mais aussi la Serbie et la Bosnie, l’Orient et l’Occident – que se concentre depuis le xvie siècle la vie des habitants, chrétiens, juifs, musulmans de Turquie ou « islamisés ». C’est là que l’on palabre, s’affronte, joue aux cartes, écoute les proclamations des maîtres successifs du pays, Ottomans puis Austro-Hongrois.
C’est la chronique de ces quatre siècles que le grand romancier yougoslave Ivo Andri ´c, prix Nobel de littérature en 1961, nous rapporte ici, mêlant la légende à l’histoire, la drôlerie à l’horreur, faisant revivre mille et un personnages : de Radisav le Serbe empalé par le gouverneur turc, à Fata qui se jette du pont pour éviter un mariage forcé, et au vieil Ali Hodja, le Turc traditionaliste, qui voit avec consternation surgir les troupes de l’empereur François-Joseph.
En 1914, le pont endommagé dans une explosion demeure debout. Sinistre présage, cependant, grâce auquel ce roman paru en 1945, œuvre d’un écrivain bosniaque par sa naissance, croate par son origine et serbe par ses engagements d’alors, nous paraît aujourd’hui mystérieusement prophétique.