Le chemin de fer est d'abord l'intrusion de la vapeur, de sa force brutale, de son sifflement mécanique dans un paysage humain qui n'avait guère changé depuis Homère. Avant de relier, le chemin de fer sépare : les rails découpent, giflent, égratignent, violent le territoire comme aucune autre production du génie humain ne l'avait fait jusqu'alors. Les routes étaient des lieux de rencontre et de confluence ; les rails témoignent d'une modernité nourrie d'égoïsme et d'assurance. Le chemin de fer représente le plus évident emblème du progrès.
Mais au monstre ferroviaire se substitua rapidement l'univers fraternel des gares, lieux de rencontres, où le quai propose au voyageur pressé l'espoir d'un ailleurs qu'un simple ticket permet d'atteindre. Vagabondage cinétique en ligne droite, le train est à lui-même un monde : une humanité coupée de celle des wagons y sert un gouffre de feu qui transforme charbon et eau en vapeur et lumière, en force brute qui s'enroule autour de roues filant vers l'infini — et d'autres gares dont les délices attendent le voyageur enfermé en lui-même, saoul d'images et de bruits étranger à la machine qui l'entraîne. Il est mûr pour l'aventure si elle se présente.
Le chemin de fer suscita naturellement ses écrivains cheminots, humbles serviteurs du mythe ou orgueilleux pontifes de la vitesse et de la modernité. S'ils ne furent pas les premiers à déceler une âme dans ces objets en mouvement, ils ne séparèrent jamais, comme une franc-maçonnerie très déclarée, l'amour d'un métier du sacerdoce de l'écriture.