Norbert WASZEK, An Essay on the History of Civil Society, d'Adam Ferguson : contextes et lignes de force
La première partie de cet article vise à replacer l'essai de Ferguson dans le contexte des Lumières écossaises. Ce mouvement d'idées, dont relevèrent David Hume, Adam Smith et bien d'autres auteurs éminents dans les sciences et les lettres, s'insère dans une renaissance culturelle plus vaste, liée aux transformations sociales rapides du pays à la même époque. Une attention particulière est accordée à trois institutions qui réussirent à maintenir une relative autonomie, même après l'union avec l'Angleterre en 1707 : le droit, l'Église et l'éducation. Un exemple, celui de David Hume, permet d'expliquer certaines des idées qui furent communes au mouvement des Lumières écossaises. La seconde partie de l'article traite d'abord de l'origine du texte de Ferguson : il remonte à un « Treatise on refinement » qui circula en 1759 sous une forme manuscrite parmi les amis de l'auteur. Certaines des caractéristiques méthodologiques de l'Essay sont rapportées à ses similarités avec l'Histoire naturelle de Buffon. De la présentation finale de l'œuvre de Ferguson émergent quelques lignes de force centrales : la nature sociale de l'homme, thématique dans l'élaboration de laquelle la relation de Ferguson à Montesquieu joua un rôle important, la conception spécifique du « progrès », conçu comme résultant de « conséquences non intentionnelles », et enfin l'analyse des résultats ambigus de la division du travail.
The first part of the article puts Ferguson's Essay in the context of the Scottish Enlightenment, the intellectual current comprising David Hume, Adam Smith and many other eminent men of letters and science. This movement was part of a wider cultural renaissance, in turn related to the rapid social transformation which the country underwent at the time. Particular attention is paid to the three institutions that succeeded in maintaining a relative autonomy after the Union with England in 1707 : law, church, and education. Some of the ideas that were shared by the Scottish Enlightenment are explained with the help of an example: David Hume. The second part of the article begins by providing information on the origin of Ferguson's text which goes back to a "Treatise on refinement," a manuscript that circulated in 1759 among the author's friends. Some methodological characteristics of the Essay are explained by showing the similarities with Buffon's Histoire naturelle. From a final synopsis of Ferguson's work emerge some of its central features: the social nature of man, a topic on which special attention is paid to the relationship of Ferguson to Montesquieu, the distinctive conception of “progress” as a result of “unintended consequences,” and the analysis of the ambiguous results of the division of labour.
Marc PORÉE, Les Lyrical Ballads au risque de l'arithmétique
Le présent article entend soumettre à l'épreuve des textes constitutifs du recueil d'origine des Lyrical Ballads l'hypothèse d'une lecture mettant en œuvre les grandes opérations qui relèvent de l'arithmétique. Bien qu'apparemment récusée par la fillette de « We Are Seven », l'arithmétique représentée, mais aussi représentante, fonctionne à de nombreux niveaux du texte : génétique, formel, thématique, symbolique. La première partie revient sur les modalités d'une écriture à deux mains, avant de se pencher sur le motif de l'étrangeté, revisité à la lumière d'une arithmétique « double », tantôt fantomale tantôt fantastique, mais toujours hantée par les puissances du nombre, sans s'interdire l'approche par la numérologie. La deuxième partie explore l'immense jouissance qu'il y a à élire domicile dans le grand nombre, alors même que le recueil est peuplé de figures de solitaires. La troisième partie s'attarde sur le cas particulier posé par la logique soustractive à l'œuvre dans le recueil, ainsi que sur les opérations mentales qui président à ce que les nombres croissants finissent toujours par l'emporter.
The aim of the present paper is to further the hypothesis of an arithmetic-driven reading of the poems forming the original edition of the Lyrical Ballads of 1798. Though apparently refuted by the eight-year old girl-speaker of “We Are Seven,” arithmetics, whether represented or representing, remains present at numerous levels of the text: genetic, formal, thematic and symbolic. The first section revisits the circumstances of Coleridge's and Wordsworth's writing à deux, before addressing the issue of strangeness, in light of a “double” arithmetics, now ghostly, now fantastic, but always haunted by numbers and, albeit to a lesser degree, by numerology. The second part explores the immense delight experienced in the presence of great numbers, even though solitary figures abound in the collection. The third section dwells on the particular case provided by subtraction as it seems to dominate most poems, as well on the mental operations that see to it that increasing numbers always seem to prevail in the end.
Mélody ENJOUBAULT, « If you will write about it in rhyme » : Christina Rossetti et l'exercice du bout-rimé
Les bouts-rimés de Christina Rossetti représentent une catégorie à part de son œuvre poétique : jamais publiés de son vivant, ces textes révèlent une écriture beaucoup plus fluide et spontanée qui résulte paradoxalement des contraintes imposées par la forme. Christina Rossetti se réapproprie en effet un exercice de style né dans la France aristocratique du XVIIe siècle et adopte son mode de composition inversé en lui ajoutant la contrainte temporelle du chronométrage. Malgré (grâce à ?) ce carcan formel, Christina Rossetti re-poétise une forme souvent considérée comme frivole et artificielle, en particulier grâce à la rime qui, bien que doublement attendue dans le bout-rimé, regagne son rôle historique de pivot sémantique et structurel.
Christina Rossetti's bouts-rimés, or poems in set rhymes, differ from the rest of her work insofar as they result from a much more fluid and spontaneous mode of writing. Through this specific form, Christina Rossetti makes a stylistic game invented in France in the seventeenth century her own, adopting its backwards structure and adding a temporal constraint as the composition was timed. Doing so, the poet manages to detach herself from the frivolous and superficial dimension often attributed to the form and rekindles the poeticity of its components, and more particularly of the rhyme, which regains its historically pivotal role and its full poetic significance.
Nathalie COCHOY, Danser, toréer : la beauté du geste dans Fiesta: The Sun Also Rises, d'Ernest Hemingway
Fondé sur une étude de la scène de corrida, dans The Sun Also Rises, cet article s'intéresse au mouvement de déviance amenant l'écriture à transmuer l'évidence de la perte en une danse formelle. Indice de mort ou de mutisme, l'errance spatiale et langagière des Américains en exil donne à voir la conversion d'un sentiment de désorientation en sensation d'harmonisation aux mutations du monde. À travers son attention intense et insistante à certains détails anodins, l'écriture réussit à délivrer une expérience du moment. Mais au-delà de son assomption de la blessure ou de la mort en création esthétique, elle instaure une connivence entre les êtres en souf-france. Semblable à cette aficion reliant silencieusement les hommes, d'un seul contact de la main, la danse des mots annonce une reconnaissance. Elle montre comment l'écriture rassemble les êtres condamnés dans la vaine beauté de son geste artistique.
Based on a study of the bullfight scene, in The Sun Also Rises, this article focuses on the movement of deviation leading the text to turn the certainty of loss into a formal dance. As a mark of death and silence, the exiled Americans' spatial and linguistic wandering reveals the conversion of a feeling of disorientation into a sensation of harmonization with the transmutations of the world. Through its intense, constant attention to insignificant details, the novel succeeds in conveying an experience of the moment. However, it not only transforms its wounds or ineluctable death into some aesthetic creation: it also creates a form of connivance between men in despair. Like this aficion silently linking men together, through a mere gesture of the hand, the dancing of words foreshadows some mutual recognition. It shows how writing can assemble the damned in the vain beauty of its artistic gesture.
Pierre-Yves PETILLON, « Quoi, c'est moi, ça ? ! »
Une nouvelle du premier recueil publié par Philip Roth (en 1959) met en scène un étudiant d'école rabbinique qui se dispute avec son maître et finit par l'injurier violemment. Après coup, il est à la fois plutôt fier d'avoir trouvé en lui l'audace de défier l'autorité et de s'affirmer, et paniqué par la soudaine révélation d'un aspect de son « moi » dont il n'aurait pas soupçonné l'existence et dont il se demande si « ça », c'est bien lui. Philip Roth va ensuite exploiter plusieurs configurations de ce thème de base. À la première branche de l'alternative, l'évocation du moi « voyou », il devra le personnage qui lui vaudra sa réputation (1969). Dans American Pastoral, il explore jusqu'à la limite l'autre branche : un personnage qui, loin de se révolter, est sage comme une image et fait tout « comme il faut ». Seymour Levov a le sentiment que tout lui a réussi et en rend grâce au Seigneur, lorsqu'abruptement le « moi » sauvage ressurgit, en différé, à la génération suivante, sous la forme de son « monstre » de fille, qui sème le chaos et la tempête dans un monde « pastoral » qui s'avère alors n'avoir été qu'une illusion narcissique.
In one of the short stories collected in his first published volume (1959), Philip Roth stages a student of a rabbinic school who quarrels with his master and ultimately insults him in rude terms. Afterwards, even if he takes pride in having mustered enough authority to assert himself, he is nonetheless awed by that wild “thing,” that “it” having surged up from hitherto unsuspected depths of his “self.” In his subsequent writer's career Roth is frequently to work on variants of that basic twofold pattern. In The Human Stain, in some of his best known characters (Portnoy, or Sabbath), the emphasis is laid on the hideous “id.” In American Pastoral, he swings to the diametrical opposite with Seymour Levov, who has always done things “right” and dutifully conformed to what is implicitly expected from him. He is complacently thanking the Lord for His blessings, until the old “id” belatedly and abruptly looms up, in the guise of his monstrous daughter playing havoc in his pastoral landscape and ultimately wasting it.
Élisabeth ANGEL-PEREZ, Newton/notneW : comédie et chaomédie dans Arcadia de Tom Stoppard
Avec Arcadia, Stoppard suggère que le post-modernisme, la fragmentation et le « chaos » sont regagnés sinon par l'ordre du moins par le déterminisme. Stoppard découvre dans les mathématiques du chaos la vision oxymorique et paradoxale d'un monde qui se désorganise comme système mais s'organise comme chaos. La nouvelle pièce à thèse que propose Stoppard place la complexité au cœur de la comédie, et se donne comme à la fois conservatrice et iconoclaste. On analyse ici comment le paradoxe, au cœur des mathématiques du chaos, informe toutes les composantes de la pièce jusqu'au style épigrammatique de Stoppard, à la fois newtonien et « chaotique », dont on s'attachera à montrer qu'il fait du wit, à son tour, une métaphore de la théorie du chaos.
With Arcadia Stoppard suggests that post-modernism, fragmentation and chaos are reclaimed if not by order, at least by determinism. In Chaos theory, Stoppard finds the oxymoronic and paradoxical vision of a world which becomes disorganized as a system but organized as chaos. The Stoppardian new problem play elects -complexity as its thesis and conveys a message which is both conservative and iconoclastic. I will examine here, in the wake of other critics, how paradox, which is the foundation stone of Chaos mathematics, shapes all the components of the play—down to Stoppard's epigrammatic style which, in my opinion, is both Newtonian and chaotic and becomes in turn a metaphor for chaos theory.
John DEAN, The Importance of the Folk Singer in the American Sixties. A Case Study of Bob Dylan
The objective of this article is to try to show how Bob Dylan's life and work were both utterly typical of the US 1960s era of youth culture, counter culture, and “the movement”—and, at the same time, how the man's life and work has been sui generis. First, Dylan is an expression of a place—Hibbing, Minnesota, small town America & middle-class life; then a time, post WWII America; plus a heritage: the American folk music tradition which flourished in the New Deal Years, specially in the life and work of Woody Guthrie. Second, Dylan included his own ironic style, the influence of the US beatniks, and a combination of reverence for authenticity in any form plus an iconoclastic eye for what's true in the USA and anywhere else in the world. This article tries to show why people listen when he sings; how his songs are based in the US 60s and American Civilization, how they help us understand and relate to that time—yet beautifully keep extending beyond it.
Cet article entend montrer comment la vie et l'œuvre de Bob Dylan sont caractéristiques des États-Unis des années soixante, de la jeunesse d'alors, de sa contre--culture et du « movement ». Il cherche aussi à montrer comment Dylan et son œuvre se sont cons-truits : Dylan est issu d'un lieu (Hibbing, dans le Minnesota), typique de l'Amérique des petites villes et de la middle class américaine, juste après la Seconde Guerre mondiale. Il est aussi l'héritier de la tradition folklorique américaine, prospère lors du New Deal, par exemple grâce à Woody Guthrie. Par ailleurs, Dylan, influencé par les beatniks américains, a ironiquement porté un regard iconoclaste sur les États-Unis et le monde. Nous nous demanderons de quelle manière ses chansons sont liées à la société américaine des années soixante et comment elles nous aident à comprendre cette époque.
Pierre COTTE, On Anaphora
This paper examines anaphora, categorization, definiteness and indefiniteness in some nominal anaphoric expressions in English. It is hypothesized that the conceptualization of a reference is a process with distinct stages, and that the grammar of anaphora reflects this conceptualization. The paper focuses on the relations between definiteness and anaphora on the one hand, and on indefiniteness and categorization on the other hand, with special emphasis on the positiveness of indefinite categories and the uniqueness of definite references in anaphoric expressions. It gives an account of the familiar indefinite–definite–indefinite sequence often found in texts.
L'article étudie l'anaphore, la catégorisation, le défini et l'indéfini dans quelques expressions anaphoriques nominales de l'anglais. Il fait l'hypothèse que la conceptualisation des références est un processus comportant des étapes, que la grammaire de l'anaphore enregistre. Il s'intéresse aux relations entre défini et anaphore d'une part, et entre indéfini et catégorisation d'autre part. Il souligne tout particulièrement la positivité des catégories indéfinies et étudie l'unicité des références définies dans les expressions anaphoriques. Il explique la succession indéfini — défini — indéfini, qui est fréquente dans les textes.