Les combats de Péguy semblent bien contradictoires au lecteur d'aujourd'hui, comme ils le parurent souvent à ses contemporains : dreyfusard et socialiste anarchisant, il devint un patriote virulent puis un singulier chrétien des « profondeurs », confondant en sa personne des univers a priori fort incompatibles. Plutôt que d’opposer entre elles ces différentes appartenances, ou de croire trop vite que leur articulation ne pose aucun problème, il est bien plus fructueux de remarquer que c’est une même contradiction qui traverse de part en part toute son œuvre, entre l’individu et la cité, entre la solitude et l’engagement, entre le repli « mystique » et l’élan « politique », termes qu’il manie d’une manière toute singulière, souvent réversible, et qui font tout le sel et l’actualité de cette œuvre inclassable.
À la tête de ses Cahiers de la quinzaine, Péguy aimait à se rêver en « conspirateur » : ses textes, ses amitiés, ses confidences, lui permirent de « fomenter » dans un demi-jour la cité idéale à venir, sans jamais renoncer à une forme d’irrépressible individualisme.
C’est cela qu’il appelait la « mystique » : dévoiler et cacher, dans un même geste, le secret individuel de toute politique, saper la cité en même temps qu’on cherche à la fonder. La politique de Péguy, si impérieuse, est aussi une antipolitique ; du XXe siècle, il aura porté à la fois le mal et le remède.
Alexandre de Vitry est ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, agrégé de lettres modernes et docteur en littérature française de l’Université Paris-Sorbonne. Il a publié L’invention de Philippe Muray (2011) et La conquête de l’Alsace (2014), ainsi que divers articles sur la littérature française du XIXe au XXIe siècle. Pour sa thèse sur Charles Péguy, il a reçu en 2015 le prix Henri Hertz, décerné par la Chancellerie des universités de Paris. Il est actuellement attaché temporaire de recherche au Collège de France auprès de la Chaire de littérature française moderne et contemporaine.